17. Le Régit De La Chasseuse D'Ombres

Assise sur la dernière marche du grand escalier menant à la Salle des Accords, Clary contemplait la place de l'Ange. La lune, qui s'était levée plus tôt, émergeait à peine au-dessus des toits. Les tours reflétaient sa clarté laiteuse. A la faveur de l'obscurité, les plaies et les bosses de la ville avaient disparu ; sans la citadelle en ruine qui se dressait sur la colline, elle aurait pu sembler paisible au clair de lune. Des gardes patrouillaient sur la place, éclairés de temps à autre par la lumière d'un réverbère. Apparemment, ils mettaient un point d'honneur à ignorer la présence de Clary.

Quelques marches plus bas, Simon faisait les cent pas, les mains dans les poches. Quand il se retourna pour la rejoindre, la lune éclaira sa peau blême comme une surface réfléchissante.

   Arrête de t'agiter, marmonna Clary. Tu me rends encore plus nerveuse.

   Désolé.

   J'ai l'impression qu'on est là depuis une éternité.

Clary tendit l'oreille, mais ne discerna guère que le brouhaha monotone d'une centaine de voix au-delà de la porte à double battant.

   Tu entends ce qu'ils disent à l'intérieur ?

Simon ferma les yeux à demi et s'efforça de se concentrer.

   Des bribes, répondit-il après un silence.

  J'aurais voulu participer à la réunion, gémit Clary en donnant des coups de talon dans les marches.

Luke avait exigé qu'elle attende dehors pendant que l'Enclave délibérait ; il avait essayé de renvoyer Amatis avec elle, mais Simon avait insisté pour prendre sa place sous prétexte qu'il valait mieux qu'Amatis reste pour défendre Clary.

— Tu es bien mieux ici, répliqua-t-il.

Clary savait pertinemment pourquoi Luke lui avait demandé de sortir. Elle s'imaginait ce qu'ils étaient en train de raconter sur son compte. Menteuse. Dégénérée. Idiote. Folle. Monstre. Fille de Valentin. Peut-être avait-il eu raison de la chasser, mais la tension liée à l'attente était presque douloureuse.

— Peut-être que je pourrais grimper sur un de ces machins, suggéra Simon en indiquant d'un signe de tête les grosses colonnes blanches qui soutenaient le toit pentu de la Grande Salle.

Hormis les runes qui s'entrelaçaient sur le marbre, il n'y avait aucune prise pour les escalader.

   Ça me défoulera, ajouta-t-il.

Voyons, fit Clary. Tu es un vampire, pas Spiderman.

Pour toute réponse, Simon gravit les marches d'un pas leste et s'avança vers la colonne la plus proche. Il la considéra d'un air pensif pendant quelques secondes, puis commença son ascension. Clary l'observa, bouche bée, tandis qu'il progressait en trouvant du bout des doigts des prises impossible sur les reliefs de la pierre.

   OK, tu es Spiderman ! s'exclama-t-elle.

Parvenu à mi-hauteur de la colonne, Simon baissa les yeux vers elle.

Ça fait de toi Mary Jane. Ça tombe bien, elle a les cheveux roux.

Il balaya du regard la ville alentour et fronça les sourcils.

   J'espérais que je pourrais voir la Porte du Nord d'ici, mais je ne suis pas assez haut.

Évidemment, Clary savait pourquoi il tenait tant à la voir. Des messagers avaient été dépêchés là-bas pour demander aux Créatures Obscures d'attendre pendant que l'Enclave délibérait, et Clary espérait qu'elles accéderaient à sa requête.

Les battants de la grande porte s'ouvrirent dans un craquement. Une forme frêle se glissa au-dehors et, après avoir refermé la porte, se tourna vers Clary. Son visage était dissimulé par la pénombre et, lorsqu'elle s'avança vers l'escalier éclairé par la lumière de sort, Clary entrevit l'éclat d'une tignasse rousse. A cet instant seulement, elle reconnut sa mère.

Jocelyne leva les yeux, l'air surpris.

   Tiens ! Bonsoir, Simon. Ravie de voir que tu… t'adaptes.

Simon se laissa tomber de son perchoir et atterrit gracieusement sur le sol. Il semblait un peu mal à l'aise.

   Bonsoir, madame Fray.

   Je ne vois plus vraiment l'intérêt de m'appeler ainsi. Tu devrais peut-être t'en tenir à Jocelyne. (Elle hésita.) Tu sais, malgré l'étrangeté de la situation, c'est bon de te voir ici, auprès de Clary. Décidément, vous êtes inséparables.

Simon se tortilla d'embarras.

   C'est bon de vous voir aussi.

   Merci, Simon.

Jocelyne se tourna vers sa fille.

   Clary, tu veux bien qu'on ait une petite conversation ? Seule à seule ?

Clary resta immobile un long moment, les yeux fixés sur sa mère. Elle avait l'impression de regarder une étrangère. La gorge serrée, elle jeta un coup d'œil à Simon, qui, visiblement, n'attendait que son signal pour rester ou tourner les talons. Elle poussa un soupir.

   D'accord.

Simon leva les pouces en signe d'encouragement avant de retourner dans la salle. Clary reporta le regard sur la place et fit mine d'observer les gardes en train d'effectuer leur ronde, tandis que Jocelyne s'asseyait à côté d'elle. D'un côté, Clary avait envie de se pencher vers sa mère pour poser la tête sur son épaule. Elle aurait même pu fermer les yeux et prétendre que tout allait bien. Mais, d'un autre côté, elle savait que cela ne ferait aucune différence : elle ne pourrait pas garder les yeux fermés éternellement.

   Clary, dit Jocelyne à mi-voix, je suis vraiment désolée. Je n'aurais jamais cru revoir cet endroit un jour, reprit-elle après un silence.

Clary observa sa mère du coin de l'œil et s'aperçut qu'elle avait les yeux rivés sur les tours, dont la clarté laiteuse se détachait sur l'horizon.

   Il revenait parfois dans mes rêves. J'ai même voulu peindre le souvenir que j'en gardais, mais je craignais qu'en voyant mes toiles tu ne te mettes à poser des questions sur ces paysages. J'avais si peur que tu découvres d'où je venais et qui j'étais vraiment.

   Eh bien, maintenant je sais.

   Oui, tu sais, murmura Jocelyne d'un ton mélancolique. Et tu as toutes les raisons de me haïr.

   Je ne te hais pas, maman. C'est juste...

   Je ne peux pas t'en vouloir. J'aurais dû te révéler la vérité.

Jocelyne effleura l'épaule de Clary et interpréta son absence de réaction comme un encouragement.

   Je pourrais te dire que je l'ai fait pour te protéger, mais je sais que c'est une piètre excuse. J'étais là, tout à l'heure, dans la salle. Je t'observais...

   Ah bon ? fit Clary, étonnée. Je ne t'ai pas vue.

   J'étais tout au fond. Luke m'avait demandé de ne pas venir à la réunion. Il estimait que ma présence mettrait le feu aux poudres, et il avait probablement raison. Mais j'avais tellement envie d'y assister ! Une fois la réunion commencée, je suis entrée en douce et je me suis cachée dans un coin. Mais j'ai tout vu. Et je tenais à te dire...

   Que je me suis ridiculisée ? lâcha Clary avec amertume. Je le sais déjà.

   Non. Je voulais te dire que j'étais fière de toi.

Clary se tourna brusquement vers sa mère.

   Vraiment ?

Jocelyne hocha la tête.

   Ça va de soi. Il fallait te voir tenir tête à l'Enclave comme tu l'as fait. Tu leur as montré ce dont tu étais capable. En te regardant, ils ont vu la personne qu'ils aimaient le plus au monde, n'est-ce pas ?

   Oui. Comment le sais-tu ?

   Parce que je les ai entendus prononcer des noms, expliqua Jocelyne avec douceur. Mais moi, c'était encore toi que je voyais.

   Oh.

Clary regarda ses pieds.

   Eh bien, je ne suis toujours pas sûre qu'ils m'aient crue au sujet des runes. Enfin, j'espère mais...

   Je peux la voir ?

   Quoi ?

   La rune. Celle que tu as créée pour lier les Chasseurs d'Ombres aux Créatures Obscures. (Jocelyne hésita.) Si tu ne peux pas...

   Si, si, bien sûr.

Avec la stèle que lui avait donnée Patrick Penhallow, Clary traça la rune que l'ange lui avait montrée sur le marbre d'une marche, et les lignes scintillèrent comme de l'or. C'était une rune puissante, simple et complexe à la fois, composée de courbes chevauchant une matrice de lignes droites. Clary savait maintenant pourquoi elle lui avait semblé inachevée lorsqu'elle l'avait visualisée la première fois : il lui fallait une rune jumelle pour fonctionner. « Alliance. C'est comme ça que je l'ai baptisée. »

Muette d'étonnement, Jocelyne regarda les lignes noires qu'avait laissées la rune sur la pierre.

   Quand j'étais jeune, dit-elle enfin, je me suis battue de toutes mes forces pour réconcilier les Chasseurs d'Ombres et les Créatures Obscures afin de protéger les Accords. J'avais l'impression de pourchasser un rêve, quelque chose d'à peine imaginable pour la plupart des Chasseurs d'Ombres. Tu as fait de ce rêve une réalité. J'ai compris quelque chose en t'observant dans la salle. Pendant toutes ces années, j'ai tenté de te protéger en t'empêchant de sortir. C'est pour ça que je ne voulais pas que tu ailles au Charivari. Je savais que, là-bas, les Créatures Obscures se mêlaient aux Terrestres, et cela signifiait qu'il y avait aussi des Chasseurs d'Ombres. Je m'imaginais que c'était ton sang qui t'attirait dans cet endroit, ton instinct qui reconnaissait le Monde Obscur, alors même que je t'avais privée de la Seconde Vue. Je pensais que tu serais en sécurité si je te cachais l'existence de ce monde. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que je pourrais te protéger en t'apprenant à te battre. Pourtant, tu étais assez forte pour supporter la vérité. Tu veux toujours l'entendre ?

   Je ne sais pas.

Clary songea aux visions terribles que l'ange lui avait montrées.

   D'accord, je t'en veux de m'avoir menti. Mais d'un autre côté, je ne suis pas sûre de vouloir entendre d'autres horreurs.

   J'ai parlé à Luke. Il pense que tu devrais connaître toute l'histoire, y compris les détails que je n'ai racontés à personne, même pas à lui. Je ne peux pas nier que la vérité n'est pas toujours agréable à entendre. Mais c'est la vérité.

« La loi est dure mais c'est la loi. » Clary devait autant à Jace qu'à elle-même de connaître le fin mot de l'histoire. Elle serra la stèle dans sa main.

   Je veux tout savoir.

   Tout... (Jocelyne prit une grande inspiration.) Je ne sais même pas par où commencer.

   Pourquoi ne pas m'expliquer pourquoi tu as épousé ce monstre ?

   Ce n'est pas un monstre, c'est un homme. Un homme mauvais, certes. Si tu tiens vraiment à savoir pourquoi, c'est parce que je l'aimais.

   C'est impossible. Qui peut aimer cet homme-là ?

   J'avais ton âge quand je suis tombée amoureuse de lui. Je le trouvais parfait : brillant, intelligent, drôle, charmant. C'est ça, regarde-moi comme si j'avais perdu la tête. Tu ne connais Valentin que depuis peu. Tu ne sais pas comment il était à l'époque. Nous allions à l'école ensemble, et tout le monde l'adorait. Il dégageait une aura incroyable qu'il acceptait de partager avec quelques chanceux. Toutes les filles étaient amoureuses de lui, et j'étais persuadée de n'avoir aucune chance. Je n'avais rien d'extraordinaire. Je n'étais même pas populaire. Luke était l'un de mes plus proches amis, et je passais le plus clair de mon temps avec lui. Pourtant, sans que je parvienne à me l'expliquer, c'est moi que Valentin a choisie.

« Berk ! » songea Clary, mais elle se garda de formuler tout haut sa pensée. Peut-être était-ce la nostalgie qui perçait dans la voix de sa mère, ou ses mots concernant l'aura de Valentin. Clary s'était souvent fait la même réflexion au sujet de Jace. Peut-être que tous les gens amoureux réagissaient de la sorte.

   D'accord, concéda-t-elle, j'ai pigé. Mais tu avais seize ans à l'époque. Rien ne t'obligeait à l'épouser

   J'avais dix-huit ans lorsqu'on s'est mariés. Lui dix-neuf, précisa Jocelyne d'un ton égal.

   Oh, la la, fit Clary, horrifiée. Tu me tuerais si je décidais de me marier au même âge.

   Sûrement, admit Jocelyne. Mais les Chasseurs d'Ombres ont tendance à convoler plus tôt que les Terrestres. Leur... notre espérance de vie est plus courte ; beaucoup d'entre nous connaissent une mort violente. Pour cette raison, nous sommes plus précoces. Quand bien même, j'étais jeune pour me marier. Pourtant, ma famille était heureuse pour moi. Tout le monde pensait que Valentín était un garçon formidable. Et il n'était qu'un adolescent, lui aussi. La seule à m'avoir mise en garde, c'était Madeleine. Nous nous connaissions depuis l'école, et lorsque je lui ai annoncé mes fiançailles, elle m'a dit que Valentin était égoïste, détestable, et que son charme dissimulait une absence terrible de moralité. J'ai pensé qu'elle était jalouse.

   C'était le cas ?

   Non, elle disait la vérité. Seulement, je ne voulais pas l'entendre.

   Mais, par la suite, tu as regretté de l'avoir épousé, n'est-ce pas ?

   Clary, murmura Jocelyne d'un ton las. Nous étions heureux. Les premières années, du moins. Nous sommes retournés vivre chez mes parents, dans le manoir où j'avais grandi. Valentin ne voulait pas rester en ville, et il tenait aussi à ce que les autres membres du Cercle se tiennent à l'écart d'Alicante et de l'Enclave. Les Wayland habitaient un manoir à quelques kilomètres du nôtre, et nous comptions d'autres amis parmi nos voisins : les Lightwood, les Penhallow. C'était un peu comme être au centre du monde, avec cette effervescence, cette passion autour de nous, et je vivais tout cela au côté de Valentin. Il me donnait une grande place dans sa vie. J'étais même un élément crucial du Cercle. Je faisais partie des rares personnes dont il respectait l'opinion. Il me répétait sans cesse que, sans moi, il n'était rien.

   Ah bon ?

Clary n'arrivait pas à se représenter Valentin sous un jour aussi... vulnérable.

   Il mentait, bien sûr. Valentin était né pour devenir chef, pour être au centre d'une révolution. De plus en plus de gens se ralliaient à sa cause. Ils étaient fascinés par sa passion, son éloquence. Il parlait peu des Créatures Obscures à cette époque. Il ne songeait qu'à réformer l'Enclave, à changer des lois qu'il trouvait obsolètes, rigides et mauvaises. A son sens, il devait y avoir davantage de Chasseurs d'Ombres et d'Instituts. Plutôt que de nous cacher, nous devions concentrer nos efforts sur la lutte contre les démons. Selon lui, il nous fallait marcher au grand jour, la tête haute. Elle était séduisante, sa vision : un monde peuplé de Chasseurs d'Ombres et débarrassé des démons, avec en prime la gratitude des Terrestres. Nous étions jeunes ; pour nous, la reconnaissance était importante.

Jocelyne prit une grande inspiration, comme si elle s'apprêtait à plonger sous l'eau.

   Puis je suis tombée enceinte.

Clary sentit un frisson lui parcourir la nuque et soudain, sans s'expliquer pourquoi, elle n'eut plus très envie d'entendre la vérité de la bouche de sa mère.

   Maman...

Jocelyne secoua obstinément la tête.

   Tu m'as demandé pourquoi je ne t'ai jamais révélé que tu avais un frère, non ? J'étais tellement heureuse quand je l'ai su ! Quant à Valentin, il avait toujours voulu être père. Il souhaitait faire de son fils un guerrier, lui inculquer ce que son propre père lui avait appris. « Et si c'est une », protestais-je, et il ajoutait en souriant qu'une fille pouvait se battre aussi bien qu'un garçon, et qu'il serait ravi dans l'un ou l'autre cas. J'avais l'impression que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

« Puis Luke a été mordu par un loup-garou. Il paraît qu'il y a une chance sur deux pour que la morsure entraîne un cas de lycanthropie. A mon avis, c'est plutôt trois chances sur quatre. J'ai rarement vu quelqu'un échapper au mal, et Luke ne fut pas une exception. Lors de la pleine lune suivante, il s'est transformé. Au matin, je l'ai trouvé sur le pas de notre porte, couvert de sang, les vêtements en lambeaux. J'ai voulu le réconforter, mais Valentin m'a poussée à l'intérieur. "Jocelyne, m'a-t-il dit. Le bébé." Comme si Luke allait se jeter sur moi pour arracher l'enfant de mes entrailles ! Il était resté le même. Après m'avoir écartée, Valentin l'a emmené dans les bois. Quand il est revenu beaucoup plus tard, il était seul. Lorsque je l'ai questionné, il m'a répondu que Luke s'était suicidé dans un accès de désespoir.

Après toutes ces années, le chagrin dans la voix de Jocelyne était encore perceptible, alors même qu'elle savait Luke toujours en vie. Cependant, Clary se rappelait son propre désespoir quand elle avait tenu dans ses bras un Simon agonisant sur les marches de l'Institut. Certains souvenirs ne s'effaçaient pas.

   Mais il a donné un couteau à Luke, objecta-t-elle d'une petite voix. Il lui a ordonné de se tuer. Il a forcé le mari d'Amatis à demander le divorce parce que son frère était devenu un loup-garou.

Je n'étais pas au courant. Après la mort de Luke, je suis tombée dans une spirale. Je passais des journées entières enfermée dans ma chambre à dormir. Je ne mangeais que pour le bébé. Les Terrestres auraient diagnostiqué une dépression, mais les Chasseurs d'Ombres ne connaissent pas ce terme. Valentín croyait que je vivais une grossesse difficile. Il racontait à tout le monde que j'étais malade. Et c'était le cas : je ne fermais pas l'œil de la nuit, j'entendais des bruits étranges, des cris déchirants. Valentin me faisait boire des potions pour dormir, mais elles me donnaient des cauchemars. Dans ces rêves, il me maintenait à terre pour me poignarder ou me faire avaler du poison. Au matin, j'étais épuisée et je devais dormir toute la journée. Je n'avais aucune idée de ce qui se passait dehors, j'ignorais qu'il avait forcé Stephen à divorcer d'Amatis pour épouser Céline. J'errais dans un brouillard. Puis...

Jocelyne tordit ses mains qui tremblaient.

   Puis l'enfant est né.

Elle resta silencieuse si longtemps que Clary en vint à se demander si elle achèverait son récit. Les yeux perdus dans le vague, elle pianotait nerveusement sur ses genoux.

   Ma mère était avec moi ce jour-là, reprit-elle enfin. Tu ne l'as pas connue. Ta grand-mère était une femme d'une bonté exceptionnelle. Tu l'aurais aimée, je crois. Elle m'a tendu mon fils, et d'abord j'ai seulement pensé que mes bras étaient faits pour lui, que la couverture dans laquelle il était enveloppé était douce au toucher. Il était si petit, si frêle, avec une touffe de cheveux clairs au sommet du crâne. Puis il a ouvert les yeux.

Jocelyne s'exprimait d'une voix calme, presque monocorde, et pourtant Clary se surprit à trembler et à redouter ce qui allait suivre. « Tais-toi », l'implora-t-elle en silence. Mais Jocelyne poursuivit, imperturbable :

   L'horreur m'a submergée. Au prix d'un immense effort, j'ai réprimé l'envie de le jeter au loin en hurlant. Il paraît qu'une mère reconnaît son enfant d'instinct. Je suppose que le contraire est également vrai. Tout mon corps me criait que ce n'était pas mon bébé mais une créature horrible, inhumaine. Comment était-il possible que ma mère ne s'en soit pas aperçue ? Elle me souriait comme si tout était parfaitement normal. « Son nom est Jonathan », a dit une voix du seuil de la chambre. Levant les yeux, j'ai vu Valentin qui contemplait la scène d'un air radieux. Le bébé a rouvert les yeux, comme s'il reconnaissait son prénom. Il avait des yeux noirs comme la nuit, insondables, ils n'exprimaient aucune humanité.

Un long silence s'installa. Figée d'horreur, Clary considéra sa mère bouche bée. « C'est de Jace qu'elle parle, songea-t-elle. Comment peut-on éprouver un tel dégoût vis-à-vis d'un nouveau-né ? »

   Tu étais peut-être sous le choc, murmura-t-elle. Ou tu étais malade...

   C'est ce qu'il m'a dit, répliqua Jocelyne d'une voix dépourvue d'émotion. Que j'étais malade. Valentin adorait Jonathan. Il ne comprenait pas ce qui m'arrivait. Et je savais qu'il avait raison. J'étais un monstre de ne pas supporter mon propre fils. J'ai pensé mettre fin à mes jours. Je l'aurais peut-être fait si je n'avais pas reçu un message de Ragnor Fell. Ce sorcier avait toujours été proche de ma famille ; c'était à lui que nous faisions appel quand il nous fallait un sortilège de guérison. Il avait découvert que Luke était devenu le chef d'une meute de loups-garous dans la forêt de Brocelinde, près de la frontière orientale. J'ai brûlé son message après l'avoir lu. J'étais sûre que Valentin ignorait tout de cette histoire. Mais ce n'est qu'en arrivant au campement des lycanthropes et en voyant Luke sain et sauf devant moi que j'ai su avec certitude que Valentin m'avait menti. C'est alors que j'ai commencé à le haïr.

   Mais d'après Luke, tu savais déjà que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, et qu'il manigançait quelque chose. Il dit que tu le savais avant sa Transformation.

Pendant un moment, Jocelyne ne répondit pas.

   Tu sais, Luke n'aurait pas dû être mordu. Cela n'aurait pas dû se produire. C'était une patrouille de routine dans les bois, il était parti seul avec Valentin...

   Maman...

— Selon Luke, je lui ai dit que j'avais peur de Valentin avant sa Transformation. Je lui ai aussi confié que j'entendais des hurlements à travers les murs du manoir et que j'avais des soupçons. Connaissant Luke, il a dû questionner Valentin à ce sujet le lendemain même. La nuit suivante, Valentin l’a emmené patrouiller avec lui, et il a été mordu. Je crois... Je crois que Valentin, d'une façon ou d'une autre, m'a fait oublier ce que j'avais vu. Il m'a convaincue que ce n'étaient que des cauchemars, et, à mon avis, il a fait en sorte que Luke soit mordu cette nuit-là. Je crois qu'il a voulu l'éliminer ; ainsi, personne ne pourrait me rappeler que j'avais peur de mon époux. Mais, sur le moment, je ne m'en suis pas rendu compte. Lors de ces retrouvailles, Luke et moi n'avons pas eu beaucoup de temps pour discuter. Je mourais d'envie de lui parler de Jonathan, mais je ne pouvais pas. C'était mon fils malgré tout. Pourtant, le simple fait de voir Luke m'a redonné courage. Je suis rentrée chez moi en me persuadant que je devais fournir de nouveaux efforts avec Jonathan, qu'avec le temps j'apprendrai à l'aimer.

« Cette nuit-là, j'ai été réveillée par des pleurs de bébé. Je me suis redressée brusquement dans mon lit. J'étais seule dans la chambre. Valentin assistant à une réunion du Cercle, je n'avais personne avec qui partager mon étonnement. Car, vois-tu, Jonathan ne pleurait jamais. Son silence était l'une des choses qui me déroutaient le plus chez lui. Je me suis précipitée dans sa chambre : il dormait paisiblement. Et cependant, j'entendais toujours un enfant pleurer. J'en étais certaine. Dévalant l'escalier, j'ai suivi les pleurs qui semblaient provenir de la cave, mais la porte était verrouillée ; cette cave ne servait jamais. Par chance, comme j'avais grandi dans le manoir, je savais où mon père cachait la clé...

Jocelyne ne regardait pas Clary tandis qu'elle parlait. Elle semblait perdue dans ses souvenirs.

— Je ne t'ai jamais raconté l'histoire de Barbe-Bleue quand tu étais petite, n'est-ce pas ? Il avait ordonné à sa femme de ne jamais entrer dans la pièce fermée à clé. Elle a désobéi et trouvé les restes de toutes ses précédentes épouses qu'il avait assassinées. En ouvrant cette porte, je n'avais aucune idée de ce que je trouverais derrière. Si je devais tout recommencer, trouverais-je la force de tourner à nouveau cette clé et d'avancer dans les ténèbres en me guidant avec ma pierre de rune ? Je l'ignore, Clary.

« L'odeur... Oh, l'odeur là-dedans était épouvantable. Une odeur de sang, de mort et de pourriture. Valentin avait creusé un espace sous le sol de cette cave qui servait jadis à entreposer le vin. Ce n'était pas un enfant que j'avais entendu pleurer. Dans les cellules qu'il avait aménagées étaient emprisonnées toutes sortes de créatures : des démons attachés avec des chaînes en électrum se tordaient de douleur en gargouillant. Mais j'ai trouvé bien pire : des cadavres de Créatures Obscures à différents stades de décomposition. Des loups-garous, le corps à moitié dissous par de la poudre d'argent. Des vampires, la tête immergée dans de l'eau bénite. Des elfes dont la peau avait été transpercée de flèches en fer froid.

« Même maintenant, je n'arrive pas à le voir comme un tortionnaire. Il semblait poursuivre un but scientifique. Il y avait des carnets accrochés à l'entrée de chaque cellule, retraçant par le détail ses expériences, combien de temps il avait fallu à chaque créature pour mourir. Il y avait là un vampire dont il avait brûlé la peau de façon répétitive pour déterminer jusqu'à quel point la pauvre créature pouvait se régénérer. Il était difficile de lire ses notes sans tourner de l'œil ou être pris de nausée.

« Il y avait une page consacrée aux expériences qu'il avait faites sur lui. Il avait lu quelque part que le sang démoniaque pouvait décupler les pouvoirs que le Chasseurs d'Ombres acquièrent à leur naissance. Il avait tenté de s'injecter du sang, sans autre résultat que de se rendre malade. Il était donc parvenu à la conclusion qu'il était trop vieux pour que le sang l'affecte et qu'il devait être administré à un enfant pour faire totalement effet, de préférence alors qu'il était encore dans le ventre de sa mère.

« En travers de la page où figuraient ses conclusions, il avait griffonné une série de notes dont le titre attira mon attention. C'était mon nom. Jocelyne Morgenstern.

« Je me souviens que mes doigts tremblaient tandis que je tournais les pages et que les mots s'imprimaient dans mon esprit. "Jocelyne a de nouveau bu ma potion ce soir. Pas de changements visibles, mais là encore c'est l'enfant qui m'inquiète... Avec les infusions d'ichor que je lui ai données à intervalles réguliers, il se pourrait qu'il soit capable de toutes les prouesses. Hier soir, j'ai entendu son cœur battre plus fort qu'aucun cœur humain. J'ai pensé à une énorme cloche sonnant le glas de la vieille garde et annonçant l'avènement d'une nouvelle race de Chasseurs d'Ombres. En mêlant le sang des anges à celui des démons, je pourrai créer des pouvoirs inimaginables, susceptibles de surpasser ceux des Créatures Obscures..."

« Et ainsi de suite, sur des pages entières. Je feuilletais les carnets de mes mains tremblantes tout en énumérant mentalement les potions que Valentin m'avait données à boire chaque soir, les cauchemars dans lesquels il me poignardait, m'étranglait, m'empoisonnait. En réalité, ce n'était pas moi qu'il avait empoisonnée. C'était Jonathan. Jonathan, qu'il avait transformé en une espèce de demi-démon. Et c'est alors, Clary, que j'ai compris qui était vraiment Valentin.

Clary chercha son souffle. Si horrible soit-il, ce récit concordait parfaitement avec la vision qu'Ithuriel lui avait montrée. Elle ne savait plus trop qui elle devait plaindre le plus, sa mère ou Jonathan. Jonathan qu'elle ne pouvait associer à Jace, pas avec les mots de sa mère encore frais dans son esprit - privé d'humanité par un père plus disposé à assassiner des Créatures Obscures qu'à protéger sa propre famille.

— Pourtant... tu n'es pas partie, n'est-ce pas ? demanda Clary d'une petite voix.

— Je suis restée pour deux raisons, confessa Jocelyne. La première étant l'Insurrection. Ce que j'ai découvert dans la cave cette nuit-là m'a tirée de ma léthargie. J'ai enfin vu ce qui se passait autour de moi. Une fois que j'ai compris ce que manigançait Valentin, c'est-à-dire le massacre systématique de toutes les Créatures Obscures, j'ai décidé de l'en empêcher. J'ai commencé à rencontrer Luke en secret. Je ne pouvais pas lui révéler ce que Valentin nous avait fait subir à moi et à notre enfant. Cela ne servirait qu'à le rendra fou de rage ; il ne songerait plus qu'à tuer Valentin et y laisserait sans doute la vie. En outre, personne ne devait savoir ce qui était arrivé à Jonathan. Malgré tout, il restait mon fils. Cependant, j'ai parlé à Luke des atrocités que j'avais vues dans la cave et de ma conviction que Valentin avait perdu la tête. Ensemble, nous avons projeté de déjouer l'Insurrection. Je sentais que je le devais, Clary. C'était en quelque sorte une expiation, le seul moyen que j'avais trouvé de payer pour avoir rejoint le Cercle et m'être fiée à cet homme-là.

   Et il n'en a rien su ? Il n'a pas découvert que tu complotais contre lui ?

Jocelyne secoua la tête.

   Quand on aime, on fait confiance. Et puis à la maison, j'essayais d'agir comme si de rien n'était. Je prétendais que le dégoût que m'avait inspiré Jonathan à sa naissance m'était passé. Je l'emmenais chez Maryse Lightwood, je le laissais jouer avec son petit garçon, Alec. Parfois, Céline Herondale se joignait à nous ; elle était enceinte à cette époque. « Ton mari est si gentil, disait-elle. Il s'inquiète beaucoup pour Stephen et moi. Il me donne des potions et des mixtures pour le bébé ; elles sont formidables.

   Oh, fit Clary. Oh, mon Dieu !

   C'est ce que j'ai pensé, déclara Jocelyne d'un air sombre. J'aurais voulu lui expliquer qu'elle ne devait pas se fier à Valentin ni accepter le moindre de ses cadeaux, mais c'était impossible. Son époux était le plus proche ami du mien, et elle m'aurait trahi dans la seconde. Alors je me suis tue. Par la suite...

   Elle s'est tuée, acheva Clary, se rappelant soudain cette histoire. Mais... c'est à cause de ce que Valentin lui a fait ?

Jocelyne secoua la tête.

   Honnêtement, je ne crois pas. Stephen a été tué lors d'un raid, et elle s'est ouvert les veines en apprenant la nouvelle. Elle était enceinte de huit mois. Elle s'est vidée de son sang... (Elle se tut avant de reprendre :) C'est Hodge qui a découvert son corps. Valentin m'a semblé sincèrement affligé par ces deux pertes. Il a disparu pendant une journée entière, et il est revenu l'œil hagard, la démarche hésitante. D'une certaine manière, je me réjouissais de le voir aussi distrait. Au moins, il ne prêtait pas attention à moi. A mesure que les jours passaient, je tremblais de plus en plus à l'idée qu'il découvre la conspiration dont il était l'objet et qu'il me torture pour obtenir la vérité : qui faisait partie de notre alliance secrète ? Qu'avais-je révélé de ses projets ? Je me demandais si je pourrais endurer la torture. Je craignais fortement de ne pas en être capable. Je me suis finalement résolue à prendre des mesures pour que cela n'arrive pas. J'ai fait part à Fell de mes craintes et il a fabriqué une potion pour moi...

   La potion du Livre Blanc. Comment a-t-il atterri dans la bibliothèque des Wayland ?

   Je l'ai caché là le soir d'une fête, expliqua Jocelyne avec un sourire en coin. Je n'ai pas voulu en parler à Luke ; je savais que cette idée ne lui plairait pas. Le problème, c'est que toutes mes autres connaissances faisaient partie du Cercle. J'ai envoyé un message à Ragnor, mais il s'apprêtait à quitter Idris et refusait de me dire quand il serait de retour. Il prétendait qu'on pourrait toujours le joindre en cas d'urgence... mais par quel moyen ? Pour finir, je me suis aperçue qu'il y avait encore quelqu'un à qui je pouvais me confier, une personne qui détestait assez Valentin pour ne pas me trahir. J'ai donc écrit une lettre à Madeleine pour lui exposer mon projet en précisant que le seul moyen de me ressusciter était de retrouver Ragnor Fell. Je n'ai jamais reçu de réponse, mais je me suis persuadée qu'elle avait compris le message. Je n'avais rien d'autre à quoi me raccrocher, de toute façon.

  Deux raisons, intervint Clary. Tu m'as dit que tu étais restée pour deux raisons. L'une était l'Insurrection. Et l'autre ?

Les yeux verts de Jocelyne trahissaient la lassitude mais ils brillaient intensément.

  Tu n'as pas deviné ? La seconde raison, c'est que j'étais enceinte de nouveau.

   Oh, fit Clary d'une petite voix.

Les paroles de Luke lui revinrent en mémoire : « Elle attendait un autre enfant, elle le savait depuis des semaines. »

  Et ça ne t'a pas donné encore plus envie de fuir ? reprit-elle.

  Si, répondit Jocelyne. Mais je ne pouvais pas. Si j'avais quitté Valentin, il aurait remué ciel et terre pour me retrouver. Il m'aurait suivie jusqu'au bout du monde ; j'étais sa propriété, il ne m'aurait jamais laissée lui échapper. J'aurais peut-être pris le risque si j'avais été seule mais je ne voulais pas te mettre en danger.

Elle repoussa ses cheveux de son visage.

— Il n'existait qu'une solution pour qu'il me laisse tranquille. Il fallait qu'il meure.

Clary considéra sa mère avec surprise. Malgré sa fatigue, une lueur féroce brillait dans ses yeux.

  Je pensais qu'il serait tué au cours de l'Insurrection. Moi-même, je ne pouvais pas m'en charger. Je n'en avais pas la force. Mais je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse survivre à la bataille. Plus tard, après l’incendie de la maison, j'ai cherché à me convaincre qu'il était mort. Je me répétais sans cesse que Jonathan et lui avaient péri dans les flammes. Mais au fond de moi, je savais... (Elle s'interrompit.) C'est de là qu'est venue ma décision. Je pensais qu'en te privant de tes souvenirs et en te cachant dans le monde terrestre, je parviendrais à te protéger. C'était stupide, j'en ai conscience à présent. Stupide et mal. Je regrette, Clary. J'espère seulement que tu pourras me pardonner. Peut- être pas maintenant, mais plus tard.

Clary s'éclaircit la voix. Elle se retenait d'éclater en sanglots depuis au moins dix minutes.

Ce n'est rien. Mais... quelque chose m'échappe, dit-elle en triturant le tissu de son manteau. Je savais déjà plus ou moins ce que Valentin avait fait à Jace... enfin, à Jonathan. Mais tu le décris comme un monstre. Or, je t'assure, maman, Jace n'est rien de tout ça. Si tu le connaissais... si tu pouvais seulement le rencontrer...

Clary, murmura Jocelyne en prenant la main de sa fille. J'ai d'autres révélations à te faire. Dans mon récit, je n'ai rien omis jusqu'à maintenant. En revanche, il y a des choses que je viens juste de découvrir. Et elles sont peut-être difficiles à entendre.

« Pires que ce que tu m'as déjà raconté ? » songea Clary. Elle se mordit la lèvre et hocha la tête.

Vas-y. Je préfère savoir.

  Quand Dorothea m'a révélé que Valentin avait été vu en ville, j'ai su qu'il était venu pour moi... pour la Coupe. J'ai pensé fuir, mais je ne pouvais pas me résoudre à t'expliquer pourquoi. Je ne t'en veux pas du tout d'être partie ce soir-là, Clary. J'étais soulagée que tu ne sois pas présente quand ton père... quand Valentin et ses démons ont fait irruption dans notre appartement. J'ai juste eu le temps d'avaler la potion... je les entendais s'acharner sur la porte... (Elle se tut, la voix nouée par l'émotion.) J'espérais que Valentin me croirait morte, mais il a décidé de m'emmener à Renwick avec lui. Il a testé en vain diverses méthodes pour me réveiller. J'étais plongée dans une espèce de coma. J'avais vaguement conscience de sa présence, mais je ne pouvais ni bouger ni lui répondre. A mon avis, il n'a pas pensé une seconde que je pouvais l'entendre. Il s'asseyait à mon chevet et me parlait pendant des heures.

Il te parlait ? De quoi ?

De notre passé. De notre mariage. Il reconnaissait qu'il m'avait trahie. Qu'il n'avait pu aimer personne d'autre depuis. Je crois qu'il était sincère, dans une certaine mesure. C'était toujours à moi qu'il faisait part de ses doutes, de sa culpabilité et, pendant les années qui ont suivi mon départ, je ne crois pas qu'il ait eu d'autre confident. Il me semble qu'il ne pouvait pas s'empêcher de se confier à moi, même s'il savait qu'il ne le devait pas. Je pense qu'il avait simplement besoin d'épancher son cœur. On pourrait supposer que ses états d'âme portaient sur tous les pauvres gens qu’il avait transformés en Damnés et sur ses projets concernant l'Enclave. Mais il n'en était rien. C'était Jonathan qui le préoccupait.

   Comment ça ?

   Il regrettait ce qu'il avait infligé à notre fils avant sa naissance, car il savait que cela avait bien failli m'anéantir. Il avait compris que j'étais à deux doigts de me suicider à cause de Jonathan. En revanche, il ignorait que je souffrais aussi en raison de ce que j'avais découvert sur son compte. D'une manière ou d'une autre, il avait réussi à se procurer le sang d'un ange. C'est une substance quasi mythique chez les Chasseurs d'Ombres. Celui qui boit ce sang est censé acquérir une force extraordinaire. Valentin l'avait testé sur lui ; il avait découvert que non seulement il décuplait son énergie mais aussi qu'il lui apportait un sentiment de bonheur et d'euphorie chaque fois qu'il l'injectait dans ses veines. Alors il en a réduit une partie en poudre avant de le mélanger à ma nourriture dans l'espoir qu'il atténuerait mon désespoir.

« Je sais où il s'est procuré ce sang », songea Clary avec tristesse.

  Tu crois que ç'a marché ?

  Je me demande maintenant si ce n'est pas cela qui m'a donné la force de tenir et la volonté d'aider Luke à déjouer l'Insurrection. Quelle ironie si c'est le cas, étant donné les raisons qui avaient poussé Valentin à m'administrer ce sang ! Mais ce qu'il ignorait, c'est que j'étais enceinte de toi à cette époque. Si son expérience m'a peut-être affectée dans une moindre mesure, ses conséquences sur toi sont sans doute beaucoup plus importantes. Je crois que c'est de là que vient ton pouvoir sur les runes.

   C'est peut-être aussi pour ça que tu es capable de cacher la Coupe Mortelle dans une carte de tarot, ajouta Clary. Et que Valentin a pu lever la malédiction de Hodge...

   Valentin a mené quantité d'expériences sur lui-même pendant des années. Ses pouvoirs égalent presque ceux d'un sorcier. Mais, malgré tous ses efforts, il ne pouvait pas obtenir des résultats aussi extraordinaires qu'avec toi ou Jonathan, parce que vous étiez des sujets très jeunes. A mon avis, personne avant lui ne s'était servi comme cobaye d'un bébé qui n'était même pas né.

   Alors Jace... Jonathan et moi, on est vraiment des expériences ?

   En ce qui te concerne, ce n'était pas prémédité. Avec Jonathan, Valentin cherchait à créer une espèce de super guerrier, plus fort et plus rapide que les autres Chasseurs d'Ombres. À Renwick, il m'a raconté que, de ce point de vue-là, il avait réussi. Cependant Jonathan était aussi cruel, dépourvu de morale et d'émotions. Il demeurait loyal à Valentin, mais celui-ci s'était aperçu qu'en essayant de créer un enfant supérieur aux autres, il avait hérité d'un fils incapable de l'aimer vraiment.

Clary revit Jace à Renwick, serrant le fragment de Portail à s'en faire saigner les doigts.

   Non ! s'écria-t-elle. Non, non et non ! Jace n'est pas comme ça. Malgré lui, il aime Valentin. Et il a des émotions. Il est le contraire de ce que tu me décris.

Jocelyne se tordit les mains. Elles étaient couvertes de petites cicatrices blanches, ces vestiges d'anciennes Marques qu'arboraient tous les Chasseurs d'Ombres. Cependant, Clary les voyait pour la première fois. La magie de Magnus les avait effacées de sa mémoire. Il y en avait-une, à l'intérieur du poignet, qui avait la forme d'une étoile...

—Ce n'est pas de Jace que je parle, déclara Jocelyne.

—Mais...

Tout sembla se dérouler au ralenti, comme dans un rêve. « Peut-être que je suis bel et bien en train de rêver, songea Clary. Peut-être que ma mère ne s'est jamais réveillée, et que tout ceci n'est qu'une hallucination. »

   Jace est le fils de Valentin, protesta-t-elle. De qui d'autre pourrais-tu bien parler ?

Jocelyne planta son regard dans celui de sa fille.

   La nuit où Céline Herondale est morte, elle était enceinte de huit mois. Valentin lui avait donné des potions et des poudres : il testait sur elle le sang d'Ithuriel dans l'espoir que l'enfant de Stephen deviendrait aussi puissant que Jonathan sans hériter de ses défauts. Comme il ne supportait pas d'avoir déployé tous ces efforts pour rien, avec l'aide de Hodge, il a sorti l'enfant des entrailles de sa mère. Elle n'était morte que depuis quelques minutes...

Clary eut un haut-le-cœur.

   C'est impossible !

Jocelyne poursuivit comme si elle ne l'avait pas entendue.

   Ensuite, il a chargé Hodge de le cacher dans sa maison d'enfance nichée dans une vallée à proximité du lac Lyn. C'est pour cette raison qu'il n'est pas rentré cette nuit-là. Hodge a pris soin du nourrisson jusqu'à l'Insurrection. Ensuite, Valentin s'est fait passer pour Michael Wayland, il a installé l'enfant dans le manoir de ce dernier et l'a élevé comme le fils de Michael.

   Alors Jace n'est pas mon frère ? murmura Clary.

Sa mère serra tendrement sa main dans la sienne.

   Non, Clary.

La vue de Clary s'obscurcit et son cœur se mit à battre la chamade. Une pensée l'effleura : « Ma mère est triste pour moi. Elle croit que c'est une mauvaise nouvelle. » Ses mains se mirent à trembler.

   Alors à qui appartenaient les os qu'on a trouvés dans les ruines calcinées ? D'après Luke, c'étaient ceux d'un enfant...

Jocelyne secoua la tête.

   Au fils de Michael Wayland. Valentin les a tués, lui et son père, puis il a brûlé leurs corps. Il cherchait à convaincre l'Enclave que son fils et lui avaient péri dans l'incendie.

   Mais alors, Jonathan...

   Est toujours en vie, déclara Jocelyne, le visage altéré par la souffrance. Valentin me l'a appris à Renwick. Il a élevé Jace dans le manoir des Wayland et Jonathan dans la maison près du lac. Il a réussi à partager son temps entre les deux enfants, allant et venant d'un endroit à l'autre, laissant parfois seul l'un ou l'autre des garçons, voire les deux, pendant de longues périodes. Il semble que Jace ignore tout de l'existence de Jonathan, mais qu'en revanche ce dernier soit au courant pour lui. Ils ne se sont jamais rencontrés, alors qu'ils vivaient probablement à quelques kilomètres l'un de l'autre.

   Alors Valentin n'a pas donné du sang de démon à Jace ? Il n'est pas... maudit ?

   Maudit ? répéta Jocelyne, surprise. Non, Clary. Valentin s'est servi du même sang sur lui que sur toi et moi. Le sang d'un ange. Jace n'est pas maudit. C'est plutôt l'inverse, a priori. Tous les Chasseurs d'Ombres ont du sang de l'Ange dans les veines. Vous deux, vous êtes un peu mieux pourvus, c'est tout.

Le cerveau de Clary bouillonnait. Elle s'efforça de s’imaginer Valentin élevant deux enfants en même temps, l'un en partie ange, l'autre en partie démon. L'un né de l'ombre et l'autre de la lumière. Il les avait peut-être aimés tous les deux, si tant est qu'il puisse aimer quelqu'un. Jace n'avait jamais su pour Jonathan ; que pouvait savoir celui-ci à son sujet ? Qu'était-il, son complément, son contraire ? L'avait-il haï sans le connaître? Brûlait-il de le rencontrer? Était-il indifférent ? Ils avaient tous les deux dû se sentir très seuls. L'un d'eux était son véritable frère, son frère de sang.

   A ton avis, il est resté le même ? Jonathan, je veux dire. Tu penses qu'il aurait pu changer... en mieux ?

   J'en doute, répondit Jocelyne avec douceur.

   Qu'est-ce qui te fait croire ça ? Il a peut-être changé, après tout. De l'eau a coulé sous les ponts.

   Valentin m'a raconté qu'il avait passé des années à montrer à Jonathan comment se montrer agréable et charmant. Il voulait en faire un espion, or c'est impossible quand on terrifie tous ceux que l'on rencontre. Jonathan a appris à utiliser de petits charmes pour gagner la confiance d'autrui, expliqua Jocelyne en soupirant. Si je te raconte ça, c'est pour que tu ne t'en veuilles pas de t'être laissé berner. Clary, tu as rencontré Jonathan sous une autre identité. Il se faisait passer pour Sébastien Verlac.

Clary considéra sa mère d'un air interdit. Sa première pensée fut : « Mais c'est le cousin des Penhallow ! » Évidemment, Sébastien n'était pas celui qu'il prétendait être ; tout ce qu'il leur avait dit n'était que pur mensonge. Elle repensa à sa première impression en le voyant : elle avait eu la sensation de l'avoir toujours connu. Or, elle n'avait pas ressenti cela avec Jace.

   Sébastien est mon frère ?

Les traits délicats de Jocelyne étaient tendus à l'extrême, ses mains crispées sur ses genoux.

   Aujourd'hui, je me suis longtemps entretenu! avec Luke de ce qui s'est passé à Alicante depuis son arrivée. Il soupçonne Sébastien d'avoir détruit les boucliers, bien qu'il ignore comment il s'y est pris, En l'écoutant m'expliquer tout cela, j'ai compris qui était vraiment Sébastien.

   Qu'est-ce qui t'a mise sur la piste ? Le fait qu'il ait usurpé l'identité de Sébastien Verlac et qu'il espionne pour le compte de Valentin ?

   Oui, mais pas seulement. C'est quand Luke m'a raconté que, d'après toi, Sébastien se teignait les cheveux que j'ai deviné. Je peux me tromper, mais un garçon à peine plus âgé que toi, aux cheveux blonds et aux yeux noirs, soi-disant orphelin de père et de mère, et entièrement dévoué à Valentin... Je n'ai pas pu m'empêcher de faire le rapprochement avec Jonathan. En outre, Valentin a toujours cherché le moyen de désactiver les boucliers. En expérimentant du sang démoniaque sur Jonathan, il prétendait le rendre plus fort, mais il y avait peut-être autre chose là-dessous...

   Comment ça ?

   C'était sans doute le moyen qu'il avait trouvé pour neutraliser les boucliers. On ne peut pas faire entrer un démon dans Alicante. Or, il faut du sang de démon pour venir à bout des boucliers. C'est ce sang-là qui coule dans les veines de Jonathan. Et le fait d'être un Chasseur d'Ombres lui ouvrait automatiquement les portes de la ville. Jonathan s'est servi de son sang pour désactiver les boucliers. J'en suis certaine.

Clary revit Sébastien face à elle près des ruines du manoir des Fairchild. Ses cheveux noirs lui fouettaient le visage. Il l'avait prise par les poignets en enfonçant les ongles dans sa chair, et prétendu que Valentin n'avait jamais aimé Jace. Sur le moment, elle avait cru qu'il haïssait Valentin. Mais en réalité, il était jaloux.

Elle songea au prince ténébreux de ses carnets de croquis, qui ressemblait tant à Sébastien. Elle n'avait vu dans cette ressemblance qu'une coïncidence, un tour de son imagination. Maintenant, cependant, elle se demandait si ce n'étaient pas les liens du sang qui l'avaient poussée à donner les traits de son frère au héros malheureux de son histoire. Elle s'efforça de se remémorer le visage du prince, mais son image se fissura puis disparut comme des cendres éparpillées par le vent. Elle ne voyait plus que Sébastien désormais ; le rougeoiement de la ville en flammes se reflétait dans ses yeux.

Quelqu'un doit prévenir Jace. Il faut qu'il sache la vérité.

Les pensées se bousculaient dans sa tête: Si Jace avait su, il ne se serait peut-être pas lancé à la poursuite de Valentin. S'il avait su qu'il n'était pas son frère...

Mais je croyais que vous n'aviez aucune idée de sa destination... objecta Jocelyne d'un ton mi-étonné mi-compatissant.

Avant que Clary ait pu répondre, la porte s'ouvrit en grand, inondant les marches de lumière, et Luke sortit. Il semblait à la fois épuisé et heureux. Voire soulagé.

Jocelyne se leva.

   Qu'y a-t-il, Luke ?

Il fit quelques pas dans leur direction et s'arrêta au sommet des marches.

   Jocelyne, excuse-moi de t'interrompre.

   Ce n'est rien, Luke.

Malgré son trouble, Clary pensa : « Qu'est-ce qu'ils ont à s'appeler tout le temps par leur prénom ? » Une certaine maladresse perçait désormais dans leur attitude.

   Quelque chose ne va pas ? s'enquit-elle.

Il secoua la tête.

   Non, au contraire. Pour une fois, les nouvelles sont bonnes.

Il sourit et annonça avec fierté :

   Tu as réussi, Clary. L'Enclave consent à ce que tu marques ses guerriers. Il n'est plus question de se rendre.